Le Geant Modeste Et Son Croque-Monsieur (JazzMagazine 2012)

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DOSSIER POUR QUELQUES GUITARES DE PLUS

ALLAN HOLDSWORTH

LE GEANT MODESTE ET SON CROQUE-MONSIEUR

Son comeback parisien au Sunset restera l'un des événements de l'année. En attendant son retour discographique, l'un de nos “holdsworthophiles" certifiés est allé à la rencontre de ce singulier génial de la guitare jazz en fusion.

PAR FÉLIX MARCIANO.

Quand nous avons rencontré Allan Holdsworth, il n'était pas revenu en France depuis 2007, lors de sa tournée avec Alan Pasqua, dans le groupe en hommage à Tony Williams. Boudé par la plupart des organisateurs de festivals, qui ignorent sans doute jusqu'à son nom, il a rempli le Sunset lors de son passage en mai dernier, en trio avec Virgil Donati et Jimmy Haslip. Et malgré la brièveté de ses prestations (le club parisien a été contraint d'organiser deux concerts par soir pour satisfaire la demande), les spectateurs étaient ravis d'entendre ce musicien hors normes avec ses longues phrases tout en legato, ses accords symphoniques aux doigtés improbables, et, surtout, son lyrisme déchirant. Considéré comme l'un des plus grands guitaristes de tous les temps, Allan Holdsworth n'a pourtant rien d'une star. La preuve, quand on lui demande ce qui lui ferait plaisir pour déjeuner, en lui rappelant qu'au centre de Paris on a accès à toutes les cuisines du monde, il répond : « Juste un croque-monsieur et un demi, dans un bistrot! »

D'où vous vient cette curieuse envie de croquemonsieur ?

C'est Gordon Beck qui m'a fait découvrir ces plaisirs de la vie parisienne quand je jouais avec lui en France, à la fin des années 1970. Il m'entraînait dans des petits bars de quartier et des restaurants populaires. J'ai adoré ! Le steak au poivre et le jambon-beurre avec de la baguette fraîche sont même les deux meilleures choses que j'aie mangées dans ma vie !

Gordon doit vous manquer...

Terriblement... Nous étions vraiment très proches. Il faisait partie de la famille et venait toujours à la maison pour les fêtes de fin d'année. Nous avons beaucoup joué ensemble en trente ans, et c'est lui qui a insisté pour que j'enregistre un album de standards de jazz, en choisissant la plupart des thèmes. "None Too Soon" était son projet, même si je l'ai traité à ma façon.

Vous n'aviez jamais travaillé les standards ?

Non. J'ai grandi en écoutant énormément de jazz, mais sans jouer de standards. J'ai toujours cherché à faire des choses nouvelles. Dans ma jeunesse, j'écoutais des guitaristes comme Django Reinhardt et Charlie Christian, deux maîtres qui m'ont beaucoup influencé, avec Jimmy Raney, Joe Pass et Barney Kessel. Mais je n'ai jamais cherché à les copier. Je voulais juste comprendre leur esprit, leur approche, pour savoir comment improviser sur des séquences d'accords. C'est tout ce qui m'intéresse. Mais ma plus grande influence reste John Coltrane. Il était "connecté", comme Michael Brecker...

Vous auriez pu jouer avec Michael Brecker. Pourquoi cela ne s'est jamais produit ?

Je regretterai toute ma vie de ne pas l'avoir fait. Je ne l'ai même jamais rencontré, alors que j'ai joué avec son frère. J'avais son numéro, mais je n'ai jamais osé l'appeler, de peur de l'ennuyer... Mais je connais bien sa musique, et je me sens très proche de lui; on sent la véritable personnalité des gens à travers ce qu'ils jouent, une sorte de lien s'établit. Il avait quelque chose d'unique, avec une profonde tristesse, et cette "connexion"... C'est une grande source d'inspiration pour moi, encore aujourd'hui.

On connaît mal votre parcours dans le milieu du jazz britannique, avec des musiciens comme Ray Warleigh ou Pat Smythe...

[Le croque-monsieur arrive.] Je dois beaucoup à Ray. C'est un excellent saxophoniste et un type charmant qui m'a accueilli chez lui quand je suis arrivé à Londres, et qui m'a donné de nombreuses occasions de jouer en me présentant à des musiciens bien plus expérimentés que moi, alors que je débutais. C'est ainsi que j'ai connu Pat Smythe, un pianiste remarquable, avec une longue expérience et une grande culture jazz. Il était bien plus âgé que moi et m'a beaucoup appris. Nous avons joué ensemble à diverses périodes, dans les années 1970, mais sans enregistrer d'album. C'est d'ailleurs en sa mémoire que j'ai écrit 54 Duncan Terrace : c'était son adresse à Londres. Un jour, j'ai même reçu un mail d'un type qui habitait là et qui me demandait pourquoi j'avais intitulé ce morceau ainsi ! Drôle, non ? Mmm, ce croquemonsieur est delicious!

C'est en partie grâce à Pat Smythe que vous avez rencontré Tony Williams...

Effectivement ! A cette époque, nous jouions souvent ensemble au Ronnie Scott, en ouverture de grands artistes. Une fois, alors que le groupe de Chuck Mangione était en tête d'affiche, Chuck est tombé malade, incapable de tenir sur scène. Les musiciens ont demandé à Pat s'il connaissait quelqu'un pour les épauler, ce que j'ai fait. C'est ainsi que j'ai joué avec Alphonso Johnson, qui tenait la basse dans la formation de Chuck. De retour aux États-Unis, Alphonso a appris que Tony cherchait à monter un nouveau Lifetime et il lui a parlé de moi. Tony m'a appelé en me demandant de venir le rejoindre en Suède. Nous avons enregistré avec Jack Bruce à la basse, Webster Lewis à l'orgue et Tequila, la petite amie de Tony à l'époque, au chant. Les bandes de ces sessions sont restées dans les tiroirs (elles circulent aujourd'hui sur le Net, NDR), mais, quatre mois après, Tony m'a appelé pour m'annoncer qu'il venait de signer avec Columbia, en me demandant de le rejoindre pour former son nouveau Lifetime. J'ai évidemment accepté ! Je suis immédiatement parti pour New York et, après quelques jours à l'hôtel, j'ai habité chez Tony. Nous avons passé un moment à travailler des choses en explorant des pistes, juste à deux, avant d'inviter différents bassistes, comme Jeff Berlin et Jaco Pastorius; une expérience formidable pour moi ! Mais Tony avait récupéré une cassette de démonstration de Tony Newton qui lui plaisait vraiment. Nous sommes allés l'écouter dans un big band qui passait au Carnegie Hall, avec Alan Pasqua au piano. Nous avons été tout de suite convaincus! Nous avons fait une répétition aux studios SIR, à Manhattan : le groupe était né! Et après un concert au Bottom Line, nous avons enregistré "Believe It".

Un album phare, une référence absolue...

Je ne suis pas fier de ce que j'ai fait dans cet album... Mais les autres jouent vraiment très bien ! Tony était réellement extraordinaire. totalement unique. Son jeu est simplement incroyable. En passant du jazz à la fusion, il a joué des choses que personne n'avait faites, ni même jamais approchées depuis... Y compris sur "Millions Dollar Legs", qui a eu moins de succès. Je sais que j'ai eu de la chance de participer à tout ça. C'est sans doute l'une des plus belles périodes de ma vie. J'ai surtout beaucoup appris de l'attitude de Tony, qui ne m'a jamais rien imposé. Il ne me donnait aucune directive, me laissant toujours trouver moi-même des idées en explorant. J'ai d'ailleurs adopté cette approche. Je n'indique rien aux musiciens qui m'accompagnent; je les laisse libres de s'approprier la musique, je leur fais entièrement confiance.

Ce doit être plus particulièrement le cas avec ceux qui vous suivent depuis longtemps, comme Gary Husband, Jimmy Johnson ou Chad Wackerman.

Absolument. Nous n'avons même pas besoin de parler, de mettre des mots sur la musique ; nous jouons, c'est tout ! Gary est comme un frère pour moi, nous avons une connexion mentale permanente. Et c'est pareil avec Jimmy. Tout est juste évident, immédiat. Mais cela n'a rien à voir avec le temps ; c'était déjà comme ça quand j'ai joué avec Gary la première fois, alors qu'il avait à peine dix-huit ans. En fait, il joue de la batterie comme j'en jouerais si je savais le faire ! C'est un musicien complet, un excellent pianiste; ce n'est pas par hasard s'il tient les claviers dans le groupe de John McLaughlin !

Vous savez qu'il joue avec le groupe U.K., qui s'est reformé ?

Oui. Je lui souhaite du courage... Pas à cause de John Wetton, que j'aime beaucoup ; c'est un type bien, gentil, et un très bon chanteur. Mais je pense qu'il va souffrir avec Eddie Jobson, qui est très directif. Il veut avoir le contrôle sur tout. C'est à cause de cela que U.K. n'a pas duré. Il y a avait de grandes tensions dans le groupe. Eddie voulait absolument que nous jouions exactement comme sur le disque. Il le faisait pour ses solos, qu'il reprenait note à note. Et je suppose qu'il le fait encore aujourd'hui... C'était inconcevable pour moi, sans parler du fait que j'étais incapable de rejouer ce que j'avais enregistré.

Le premier album de U.K. reste pourtant un chef-d’œuvre, une référence dans le domaine du rock progressif...

Je ne dirais pas ça. J'ai nettement préféré travailler sur les albums de Bill Bruford. Surtout "One Of A Kind", qui est très abouti. A ce moment, nous formions un vrai groupe, avec un son d'ensemble. Et nous avions eu le temps de travailler, ce qui n'était pas encore le cas pour "Feels Good To Me", où nous étions plutôt comme des invités sur un projet personnel de Bill. Encore quelqu'un d'adorable. Et un très grand musicien. J'ai beaucoup aimé jouer avec lui.

Pourquoi avoir quitté cette formation ?

C'était une période compliquée pour moi. Je me cherchais beaucoup, passant du jazz à la fusion. Je voulais trouver quelque chose de personnel. Une musique moins sophistiquée, plus libre et plus ouverte sur l'improvisation, car c'est définitivement ce que je préfère. Et avec beaucoup d'espace sonore. Je commençais à étouffer un peu avec les claviers qui limitaient mon rôle dans ces groupes... J'avais envie de quelque chose entre jazz et rock, avec de la voix.

C'est à cette époque que vous avez monté un projet en trio avec Jack Bruce et John Hiseman ?

Oui. Je connaissais John depuis longtemps ; il avait produit "Belladonna", quand je jouais dans le groupe de lan Carr, et m'avait aussitôt proposé de monter Tempest (groupe "à la Cream" avec lequel Holdsworth enregistrera un seul et unique album, NDR). Avec Jack, à la basse et au chant, nous avons enregistré en trio une démo de quelques compositions que nous avons envoyée à des maisons de disques, de façon anonyme, sans préciser qui jouait. Personne n'en a voulu, alors que John et Jack étaient très connus ! Un désastre, et la fin du projet...

Mais le début de IOU...

Cela a pris du temps. J'ai tenté diverses formations à la fin des années 1970, sous différents noms, jusqu'à ma rencontre avec Gary [Husband). Et nous avons auditionné de nombreux bassistes avant de trouver Paul Carmichael : il y en avait tant qui essayaient de jouer comme Jaco, ce qui n'avait aucun sens ! Je voulais autre chose, un jeu vraiment personnel. ..

Je venais souvent en France à cette époque, notamment au Riverbop, où j'ai joué avec Benoit Widemann, excellent au piano comme au synthé. Mais après les concerts, il m'a dit qu'il n'y avait pas besoin de pianiste dans ma musique !

Depuis "Flat Tire", au début des années 2000, vous n'avez pas enregistré de nouvel album studio, mais surtout tourné en trio avec différentes formations, tout en participant à divers projets. Pourquoi ?

Les dix dernières années ont été très dures sur le plan personnel. J'ai divorcé, en laissant la maison à ma femme, et j'ai longtemps vécu chez différents amis qui m'ont hébergé, avant de trouver une maison dans la région de San Diego, pour rester à proximité de mes enfants. Je n'avais plus de studio personnel pour travailler. Et, surtout, plus le moral... C'était plus simple de partir sur la route et de me laisser porter par les projets des autres. J'ai fait un album et une tournée avec d'anciens membres de Soft Machine, dont John Marshall. J'ai beaucoup aimé la tournée en hommage à Tony Williams, avec Alan Pasqua, qui est un musicien incroyable ; il entend tout, réagit instantanément, et apporte toujours quelque chose de nouveau dans son accompagnement comme dans ses improvisations. La tournée avec Terry Bozzio, Tony Levin et Pat Mastelotto était nettement plus expérimentale ; nous n'avions aucun morceau, aucun thème, c'était juste de longues improvisations collectives. Je ne pense pas qu'il en reste grand-chose... Je mesure ma chance d'avoir côtoyé tous ces musiciens incroyables au fil des ans. Mais je suis juste un témoin privilégié, je ne pense pas avoir apporté grand-chose...

Vous êtes bien le seul à le penser ! Tout le monde vous cite comme un géant, un maître. Frank Zappa disait qu'il y avait deux guitaristes importants dans l'histoire : Jimi Hendrix et vous !

Je sais, mais je ne me considère pas comme un bon guitariste. Il y a des tas de choses que je ne sais pas faire. Et j'ai encore tellement à apprendre... Je n'ai pas réellement choisi cet instrument car je rêvais de jouer du saxophone, et j'ai développé mon jeu par frustration, en cherchant un phrasé fluide, pour m'approcher d'un son soufflé. C'est pour ça que j'utilise de la distorsion, qui me permet de tenir et de moduler mes notes.

J'ai vu qu'une nouvelle pédale pour guitare portait votre signature [la Rockett Allan Holdsworth signature Overdrive/Boost). Vous êtes toujours impliqué dans le développement de matériel musical ? Oui. J'aurais même adoré être ingénieur en électronique... Si j'en avais eu les capacités intellectuelles ! J'ai testé toutes sortes de guitares, d'amplis, de pédales et d'effets, pour trouver le son que j'avais en tête. Et je continue de chercher, d'essayer, de bidouiller... C'est ainsi que j'ai combiné deux amplis en stéréo, en intercalant un léger délai entre les deux, de façon à avoir un son plus large, avec un effet chorus naturel, sans pédale. Je crois que j'ai été l'un des premiers à monter des micros de type humbucker sur une Stratocaster. J'adorais cette guitare, mais le son des micros simple bobinage, qui est parfait pour jouer des accords, ne convient pas à ce que j'aime pour les chorus. J'ai donc démonté les PAF de ma SG (Gibson) de l'époque pour les monter sur ma Strat! Par la suite, j'ai rencontré Grover Jackson, de Charvel, qui m'a construit des guitares sur mesure, avec une touche plate et un manche large, un peu comme sur une Gibson. Plusieurs constructeurs m'ont proposé depuis de travailler avec eux pour développer des produits. Ibanez a fait une guitare à mon nom, dans les années 1980, mais les modèles sortis d'usine n'avaient rien à voir avec ceux que j'avais validés, qui étaient fabriqués à la main par un luthier. Une expérience décevante... Depuis, j'ai collaboré avec des marques comme Rocktron ou Yamaha sur des appareils électroniques. Et j'ai surtout utilisé des Steinberger, des petites guitares sans tête, que j'adore, et des modèles sur mesure réalisés par Bill DeLap, un excellent luthier. Depuis une quinzaine d'années, Carvin produit une série de guitares construites selon mes spécifications, avec un manche épais à touche très plate, de grosses barrettes, et une chambre acoustique. Ces gens font vraiment du très bon travail et les nouvelles guitares que j'utilise en ce moment sont fantastiques. Je suis également très satisfait des amplis hybrides Hughes & Kettner, qui remplacent les Yamaha à modélisation numérique que j'utilisais auparavant.

Ya-t-il des guitaristes que vous appréciez aujourd'hui ?

Des dizaines ! En plus de John McLaughlin, Pat Métheny ou John Scofield, j'admire vraiment Luis Salinas, qui est simplement incroyable. Et, surtout, Sylvain Luc, que j'ai découvert justement au Sunset il y a quelques années. Il est hallucinant ! Et sa musique me touche profondément. Quand je l'écoute, j'ai envie de jeter ma guitare... Il m'a proposé de jouer avec lui, mais j'ai décliné, je n'ai pas son niveau. Cela dit, l'instrument importe peu, c'est ce que l'on dit avec qui compte. Ces types pourraient jouer de la trompette ou du piano, ce serait toujours merveilleux... Ce croque-monsieur est trop gros, je ne pourrai pas le finir ; vous pensez que je peux demander une boîte pour l'emporter à l'hôtel ? 

NOVEMBRE 2012 NUMÉRO 643 JAZZ MAGAZINE JAZZMAN